Quel genre d’homme était Vladimir Ilyich Ulyanov ?
Notre premier aperçu de Vladimir Lénine dans le classique de John Reed, Dix jours qui ébranlèrent le monde, n’intervient que bien après le cinquième chapitre du livre, « Plonger en avant ». Et il ne nous donne pas une image particulièrement séduisante du premier leader d’une grande révolution :
Une figure courte et trapue, avec une grosse tête posée sur ses épaules, chauve et bombée. De petits yeux, un nez retroussé, une large bouche généreuse et un menton lourd ; rasé de près maintenant mais commençant déjà à se hérisser de la barbe bien connue de son passé et de son avenir. Vêtu de vêtements minables, avec des pantalons beaucoup trop longs pour lui. Il n’est pas impressionnant d’être l’idole d’une foule, aimé et vénéré comme peu de leaders l’ont été dans l’histoire. Un étrange leader populaire – un leader par pure vertu de l’intellect ; incolore, sans humour, intransigeant et détaché, sans idiosyncrasies pittoresques – mais avec le pouvoir d’expliquer des idées profondes en termes simples…
H.G. Wells était également loin d’être impressionné par sa première rencontre avec Lénine en 1920. Le leader russe est apparu à l’écrivain anglais comme un « petit homme : ses pieds touchent à peine le sol alors qu’il est assis sur le bord de sa chaise… à un grand bureau dans une pièce bien éclairée ».
Le contraste entre le « petit homme » et le « grand bureau » auquel il était assis était probablement le produit de l’antipathie du socialiste fabien à l’égard du « marxiste doctrinaire », mais le fait ne peut être contesté que Lénine ne faisait pas une figure fringante, même aux yeux d’une âme sympathique.
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Ainsi, Anatoly Lunacharsky, premier ministre bolchevique de la Culture dans le cabinet de Lénine après la Révolution, confesse son propre sentiment de déception lors de sa première rencontre avec Lénine en exil :
Il ne m’a pas fait une très bonne impression au premier abord. Son apparence m’a paru quelque peu incolore et il n’a rien dit de très précis, si ce n’est qu’il a insisté sur mon départ immédiat pour Genève.
Même Gorki, dont l’hommage à Lénine après sa mort était plus hagiographique qu’il n’aurait voulu l’admettre, s’est souvenu de ses premières impressions en ces termes peu flatteurs:
Je ne l’avais pas imaginé de cette façon. Je sentais qu’il manquait quelque chose en lui. Il était trop ordinaire, il n’y avait rien du « leader » en lui.
Plaine, incolore, détaché, sans humour, « un petit homme » – un inventaire de traits de caractère loin d’être gratifiant pour un homme qui a dirigé l’un des soulèvements populaires les plus émouvants de l’histoire. La question est de savoir si Lénine, l’homme, répondait vraiment à une description aussi morne. Et si ce n’était pas le cas – et je soutiendrai qu’il ne l’était effectivement pas – pourquoi les premières impressions à son sujet ont-elles tourné autour de vibrations aussi négatives ?
Lénine s’adressant à une foule sur la place Sverdlov, Moscou, 1920.
Avant d’aborder les questions plus substantielles, débarrassons-nous du » petit homme » de H.G. Wells. Lénine mesurait 5 ft 5 inches – ce n’était pas un grand homme, loin de là, mais ce n’était pas non plus un « petit homme ». Presque tous ceux qui ont rencontré Lénine en tête-à-tête – et cela inclut W.T. Goode, du Guardian, qui a interviewé Lénine en octobre 1919, soit environ un an avant Wells – l’ont considéré comme » un homme de taille moyenne… actif et bien proportionné « .
Aussi incroyable que cela puisse paraître, Wells lui-même mesurait 5 ft 5 inches ! Si nous nous demandons encore pourquoi il trouvait que Lénine était un ‘petit homme’, nous ne pouvons rien faire de mieux que de lire la critique dévastatrice de Léon Trotsky (de l’interview de Lénine par Wells) pour obtenir une explication. « …(Qu’)il (Lénine) avait l’air d’un « petit homme » dont les pieds atteignaient à peine le sol », écrit Trotsky, « pourrait n’avoir été que l’impression d’un Wells qui est arrivé en se sentant comme un Gulliver civilisé en voyage au pays des Lilliputiens communistes du Nord ».
Pour faire bonne mesure, Trotsky a intitulé son propre essai sur l’affaire Wells The Philistine and the Revolutionary. Apparemment, Wells avait été assez condescendant, voire pompeux, tout au long de son interview de Lénine. Plus tard, chaque fois qu’on lui rappelait Wells, Lénine secouait la tête et s’exclamait : « Quel philistin ! Quel affreux petit-bourgeois ! »
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Nous allons maintenant regarder Lénine à travers les yeux de certains de ses plus proches associés et collègues. Mais de peur que ce ne soit une perspective quelque peu partisane, considérons d’abord les opinions de quelqu’un qui était loin d’être entièrement sympathique à la Weltanschaung que représentait Lénine.
Bertrand Russell a laissé derrière lui une image beaucoup plus nuancée de Lénine que Wells. Russell trouvait Lénine « très amical, et apparemment simple, entièrement sans une trace de hauteur », mais aussi « un aristocrate intellectuel ». Russell pensait n’avoir « jamais rencontré un personnage aussi dépourvu de suffisance » que Lénine, ce qui n’empêchait pas, aux yeux de Russell, Lénine d’être « (d)ictatorial, calme, incapable de peur, extraordinairement dépourvu de recherche de soi, une théorie incarnée ».
« Il rit beaucoup ; au début, son rire semble simplement amical et jovial, mais peu à peu j’en suis venu à le sentir plutôt sinistre. »
Vladimir, sorti du gymnase de Simbirsk avec une médaille d’or, vient à Kazan et s’inscrit à la célèbre faculté de droit de l’université. Crédit : Wikimedia Commons
Un » rationaliste impénitent » lui-même, Russell parle avec désapprobation de la » foi inébranlable – foi religieuse dans l’évangile marxiste, qui prend la place des espoirs de paradis du martyr chrétien… » de Lénine, mais concède que c’est de cette foi, ainsi que de son » honnêteté…(et) de son courage « , qu’est peut-être venue la force de Lénine. C’est le portrait fascinant d’une personnalité très évoluée, aux multiples facettes, bien loin d’un démagogue incolore dans une camisole de force idéologique.
Trotsky et Lounatcharsky se sont trouvés avoir travaillé avec Lénine pendant de nombreuses années, avant et après la Révolution d’Octobre. Ces deux leaders exceptionnels de la Révolution étaient très dissemblables l’un de l’autre par leur tempérament et leur formation, mais tous deux désignent le même aspect du caractère de Lénine comme sa qualité déterminante. Les plus grands dons de Lénine, écrit Lounatcharsky,
n’étaient pas ceux d’un tribun ou d’un publiciste, ni même ceux d’un penseur, mais même dans ces premiers jours, il était évident pour moi que le trait dominant de son caractère, le trait qui constituait la moitié de sa constitution, était sa volonté : une volonté extrêmement ferme, extrêmement énergique, capable de se concentrer sur la tâche la plus immédiate, mais qui ne s’éloignait pourtant jamais du rayon tracé par son puissant intellect et qui assignait à chaque problème individuel sa place de maillon d’une immense… chaîne.
Et Trotsky:
(Si je devais tenter de définir brièvement quel genre d’homme était Lénine, je soulignerais que tout son être était orienté vers un grand but. Il possédait la tension de l’effort vers son but. (Italiques de Trotsky)
Et discutant du portrait de Lénine par Gorki, Trotsky ajoute:
Gorki a raison quand il dit que Lénine est l’incarnation extraordinaire et parfaite d’une volonté tendue vers le but. Cette tension vers le but est la caractéristique essentielle de Lénine. (Italiques de Trotsky)
Il devrait maintenant être possible de comprendre pourquoi Lénine apparaissait froid et sans humour à l’observateur occasionnel. Sur tout ce qu’il faisait, Lénine faisait peser le poids énorme de sa puissante volonté, la tension de la lutte vers son but. Il avait une capacité extraordinaire à concentrer toutes ses énergies et toute son attention sur la tâche à accomplir, et il ne permettait jamais à son attention de faiblir à cause de, ou à ses énergies d’être dissipées par, toute autre considération.
Il est ici instructif de rappeler un commentaire fait par Vera Zasulich, l’une des premières générations de révolutionnaires marxistes de Russie, sur la différence d’approche du désaccord politique et de la polémique entre Lénine et George Plekhanov. Plekhanov, considéré comme le « père du marxisme russe », était le leader incontesté de la social-démocratie russe et Lénine était depuis longtemps son disciple respectueux.
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Mais lorsque le cours futur de la révolution russe devait être réglé, une lutte idéologique acharnée s’est engagée entre Lénine et Plekhanov. Lorsque cette lutte a pris une tournure dramatique, Zasulich a dit ceci à Lénine :
« George est comme un lévrier : il vous secoue et vous secoue et vous laisse partir ; vous êtes comme un bouledogue ; vous avez une prise mortelle ».
C’est sa détermination d’acier, son intensité implacable qui est apparue comme le point fort de Lénine. Cela apparaissait clairement dans ses discours publics également. Lunacharsky parle de l’
« énergie concentrée avec laquelle il parlait… ces yeux perçants qui devenaient presque sombres alors qu’ils perçaient l’auditoire comme une cimaise… les mouvements monotones mais impérieux de l’orateur… cette diction fluide qui sentait si fort la volonté. »
Lénine n’avait pas le grand flair oratoire de Trotsky, ni l’énergie électrique que les discours de Trotsky étaient capables de transmettre à ses auditoires. Il y avait peu ou pas de qualité littéraire dans la diction de Lénine, pas de jeu de mots astucieux, pas de tournure d’esprit. C’était un discours solidement construit, fortement argumenté, qui martelait les points essentiels dans des mots et des phrases simples et faciles à suivre. Il était extrêmement efficace en tant que communication, mais son but était utilitaire, pas esthétique.
Mais, pour ceux qui connaissaient bien Lénine, il n’y avait rien de sinistre ou d’interdit en lui. Tout le monde était conscient de sa volonté inflexible, de ses efforts intenses pour atteindre ses objectifs à tout moment. Mais cela n’enlève rien au charme de sa personne. Cela était dû à la présence d’un puissant facteur compensatoire dans la personnalité de Lénine, et tant Lounatcharsky que Trotsky parlent de cette caractéristique avec beaucoup de chaleur. C’était l’étonnante vitalité de Lénine.
La vie bouillonne et pétille en lui. (Lunacharsky écrit.) Aujourd’hui, alors que j’écris ces lignes, Lénine a déjà cinquante ans, et pourtant il est toujours un jeune homme, tout le ton de sa vie est jeune. Comme il est contagieux, comme il est charmant, avec quelle facilité enfantine il rit, comme il est facile de l’amuser, comme il est enclin au rire, cette expression de la victoire de l’homme sur les difficultés !
Trotsky se souvient d’un incident avec un plaisir évident :
Nous tenions une réunion dans le village de montagne de Zimmerwald (Trotsky fait ici référence à la conférence de Zimmerwald de septembre 1915 des partis socialistes européens opposés à la Première Guerre mondiale) et notre commission était chargée de préparer un manifeste. Nous étions assis à une table ronde en plein air… Le travail de la commission prit une tournure affligeante. Il y avait des désaccords sur différents points, mais surtout entre Lénine et la majorité. A ce moment-là, deux splendides chiens sont entrés dans le jardin… Ils devaient appartenir au propriétaire des lieux, car ils se sont mis à jouer paisiblement sur le sable sous le soleil matinal. Vladimir Ilitch s’est soudainement levé et a quitté la table. A demi agenouillé, il se met à rire et à chatouiller, d’abord un chien puis l’autre, sous les oreilles, le long du ventre, légèrement, délicatement… Il y avait de la spontanéité dans le geste de Lénine : … tant son rire était insouciant, enfantin. Il jeta un coup d’œil à notre commission comme s’il voulait inviter les camarades à prendre part à cette jolie distraction. Il me semblait que les gens regardaient avec un certain étonnement : tout le monde était encore préoccupé par le débat sérieux. Lénine continua à caresser les animaux… Il revint ensuite à la table et refusa de signer le texte proposé du manifeste. La discussion recommença avec une nouvelle violence.
Cette charmante histoire est traversée par la même joie de vivre que celle qui se manifeste dans une anecdote que Gorki raconte dans ses mémoires sur Lénine. C’était à Capri en l’an 1908, alors que Lénine rendait visite aux Gorki sur cette magnifique île méditerranéenne.
Au gré de sa barque sur des vagues aussi bleues et transparentes que le ciel, Lénine essayait d’apprendre à attraper les poissons « au doigt », c’est-à-dire avec une ligne, mais sans canne à pêche. Les pêcheurs lui avaient dit de saisir la ligne à l’instant où son doigt ressentait la moindre vibration.
« Cosi : drin-drin. Capisci ? » disaient-ils.
A ce moment-là, il a accroché un poisson et l’a remonté en criant avec le plaisir d’un enfant et l’excitation d’un chasseur : « Aha ! Drin-drin ! »
Les pêcheurs crièrent de rire, comme des enfants aussi, et surnommèrent Lénine Signor Drin-Drin.
Lunacharsky relie la prodigieuse capacité de travail de Lénine à sa vitalité sans limite, et suggère que cette vitalité était soutenue et nourrie par sa capacité à se détendre quand il le voulait.
Lénine avec un chat dans le village de Gorki, près de Moscou, 1922, sur une photographie de sa sœur, Maria. Photo : SCRSS
…Lénine fait partie de ces gens qui savent se détendre. Il prend son repos comme on prend un bain et lorsqu’il le fait, il ne pense plus à rien ; il s’abandonne complètement à l’oisiveté et chaque fois que c’est possible à son amusement favori et au rire. C’est ainsi que Lénine sort de la plus brève période de repos, rafraîchi et prêt à repartir au combat… Lénine aime les amusements sans prétention, directs, simples et bruyants. Ses préférés sont les enfants et les chats ; il peut parfois jouer avec eux pendant des heures. Lenin apporte également la même qualité saine et vivifiante à son travail. Je ne peux pas dire par expérience personnelle que Lénine est un travailleur acharné ; il se trouve que je ne l’ai jamais vu plongé dans un livre ou penché sur son bureau. Il écrit ses articles sans le moindre effort et en un seul jet, sans aucune erreur ni révision. Il peut le faire à n’importe quel moment de la journée, généralement le matin après s’être levé, mais il peut le faire tout aussi bien le soir au retour d’une journée épuisante…
Nous rencontrons ici un homme à qui rien d’humain n’était étranger. Lénine, comme Trotsky s’en souvient après sa mort, « a vécu une vie pleine, une vie merveilleusement abondante, développant, élargissant toute sa personnalité, servant une cause qu’il a lui-même librement choisie ». Comme c’est vrai !