Les antidépresseurs augmentent-ils le risque de manie et de trouble bipolaire chez les personnes souffrant de dépression ? Une étude de cohorte électronique rétrospective de registre de cas | BMJ Open
Discussion
Nos résultats démontrent une association significative entre le traitement antidépresseur chez les patients atteints de dépression unipolaire et une incidence accrue de manie. Cette association est restée significative après ajustement sur l’âge et le sexe.
L’incidence globale de la manie, indépendamment du traitement, était de 10,9 pour 1000 personnes-années. Une étude de Benvenuti et al22 a trouvé un taux d’incidence de la manie de 3,0% chez les patients atteints de dépression unipolaire traités par ISRS, et de 0,9% chez les patients traités par psychothérapie interpersonnelle sur une période de suivi de 9 mois et une étude chez les enfants et les jeunes adultes de Martin et al23 a trouvé un taux de 5,4% sur un suivi médian de 41 semaines. Une méta-analyse récente a estimé des taux de manie encore plus élevés de 12,5 % pour les personnes traitées par antidépresseurs.1 Ces estimations issues d’études antérieures sont supérieures au taux trouvé dans la présente étude. Dans une autre étude rétrospective, des patients souffrant de dépression unipolaire ont montré une prévalence de la manie de 13,1 % sur une période de suivi de 6 ans, le groupe qui a développé la manie ayant également une fréquence plus élevée d’antécédents familiaux de trouble bipolaire que ceux qui n’ont pas développé la manie.24 Dans la présente étude, le HR de manie/trouble bipolaire associé au traitement antidépresseur se situait entre 1,11 et 1,47. Ceci est à comparer avec les HR de manie associés aux antidépresseurs compris entre 2,1 et 3,9 selon Martin et al.23 Une autre étude dans laquelle des patients présentant un trouble bipolaire sous-jacent ont été traités par antidépresseur en monothérapie sans stabilisateur d’humeur, le HR s’est avéré être de 2,83 contre 0,79 chez les patients traités avec un stabilisateur d’humeur concomitant.25 La venlafaxine et les ISRS ont été systématiquement associés à la manie/au trouble bipolaire dans notre étude. Ces résultats sont conformes aux associations précédemment établies de la manie avec la venlafaxine,1 ,26-29 ainsi qu’avec les ISRS.1 ,30-32 Il est possible que le taux d’incidence de la manie et des RH associés au traitement antidépresseur dans notre étude soit inférieur à celui des études précédentes parce que l’échantillon était constitué de patients se présentant dans des services de santé mentale secondaires. Les patients se présentant dans les services de santé mentale avec une dépression unipolaire peuvent avoir déjà reçu un traitement antidépresseur dans les services de soins primaires. De plus, les patients peuvent avoir développé des symptômes de manie avant d’être traités avec des antidépresseurs dans les services de soins primaires et se seraient présentés aux services de soins secondaires déjà avec un diagnostic établi de trouble bipolaire.
La manie induite par les antidépresseurs a été rapportée plus fréquemment chez les personnes ayant un diagnostic établi de trouble bipolaire que chez les personnes souffrant de dépression unipolaire.30 Il est généralement recommandé d’évaluer la présence d’un trouble bipolaire chez les patients qui ont déjà reçu un diagnostic de troubles dépressifs et qui présentent des épisodes maniaques ou hypomaniaques sous traitement antidépresseur. L’approche thérapeutique différente de la dépression unipolaire et du trouble bipolaire a suscité des discussions sur les erreurs de diagnostic chez les patients souffrant de dépression unipolaire qui connaissent ensuite des épisodes d’hypomanie ou de manie. Environ la moitié des épisodes initiaux de trouble bipolaire se présentent initialement avec une dépression,4 et les symptômes dépressifs ont tendance à dominer l’évolution de la maladie.5 ,6 Dans les cas où un diagnostic de trouble bipolaire avait été établi au préalable, les épisodes de manie ont été particulièrement associés aux TCA et à la venlafaxine.3 Cependant, il est possible que l’association de l’hypomanie ou de la manie avec un traitement antidépresseur chez les personnes ayant un diagnostic de dépression unipolaire reflète une dépression bipolaire sous-jacente plutôt qu’un effet indésirable des antidépresseurs. La distinction nosologique entre la dépression unipolaire et la dépression bipolaire7 ,8 et la mesure dans laquelle ces deux troubles peuvent être distingués en l’absence d’un épisode antérieur de manie ou d’hypomanie font l’objet d’un débat permanent.8
Cependant, quel que soit le diagnostic ou l’étiologie sous-jacente, l’association entre le traitement antidépresseur et la manie démontrée dans la présente étude et dans des études antérieures souligne l’importance de se demander si une personne qui présente une dépression pourrait être à risque de futurs épisodes de manie.33 En dehors du traitement antidépresseur, d’autres facteurs de risque de manie ou d’hypomanie chez les personnes recevant un traitement pour la dépression comprennent des antécédents familiaux de trouble bipolaire, un épisode dépressif avec des symptômes psychotiques, un jeune âge au début de la dépression et une résistance aux antidépresseurs35 . Bien que nous n’ayons pas été en mesure d’obtenir des données sur les antécédents familiaux de trouble bipolaire, la présence de symptômes psychotiques ou la résistance aux antidépresseurs dans notre étude, nous avons constaté une plus grande incidence de manie/trouble bipolaire chez les patients âgés de 26 à 35 ans, conformément aux résultats précédents23. Les recherches futures ne devraient pas seulement se concentrer sur les classes d’antidépresseurs les plus associées à la manie, mais aussi sur d’autres facteurs associés afin de guider les cliniciens du risque de manie chez les personnes souffrant de dépression avant de prescrire un traitement antidépresseur.
Il existe certaines limites qui doivent être prises en compte lors de l’interprétation des résultats présentés dans notre étude. Nos résultats sont basés sur des données d’observation, et il n’est donc pas possible de déduire une association étiologique entre l’exposition aux antidépresseurs et la manie/le trouble bipolaire ultérieur. L’utilisation de données cliniques enregistrées de façon routinière signifie également que nous n’avons pas pu obtenir de données sur des facteurs potentiellement importants tels que les antécédents familiaux de trouble bipolaire, la présence de symptômes psychotiques ou la résistance au traitement antidépresseur. Nos conclusions sont basées sur des données enregistrées auprès d’adultes dans des services secondaires de santé mentale. Il est probable que les patients inclus dans notre étude aient reçu un diagnostic de dépression et un traitement initial en soins primaires. Il est également possible que les patients ayant reçu un traitement en soins secondaires aient été renvoyés en soins primaires où leur traitement a pu être modifié. Notre étude n’a pas inclus les patients qui ont développé un épisode de manie avant de recevoir un traitement initial dans les services de soins de santé mentale secondaires ou avant l’âge de 16 ans. Ces patients auraient été exclus de notre étude, ce qui aurait conduit à une sous-estimation de l’incidence de la manie/du trouble bipolaire. Des recherches supplémentaires sont nécessaires pour étudier les données cliniques enregistrées chez les patients âgés de moins de 16 ans et pour relier les données des services de soins primaires à celles des services de soins secondaires afin d’établir une association entre le traitement antidépresseur et la manie dans les deux contextes cliniques. Une autre limite était le manque de données disponibles sur le moment ou la dose du traitement antidépresseur. Il est possible que toute association entre un traitement antidépresseur et une manie/un trouble bipolaire ultérieur dépende de la dose et de la durée du traitement et, chez les patients qui ont développé une manie, du délai d’administration d’un antidépresseur particulier avant l’apparition des symptômes de la manie. En outre, certains patients peuvent avoir changé d’antidépresseur (en raison de leur manque d’efficacité dans le traitement de la dépression) avant l’apparition de la manie. Comme l’exposition aux antidépresseurs dans notre étude a été déterminée avant l’apparition de la manie, il n’est pas possible de déterminer quels antidépresseurs (le cas échéant) un patient prenait au moment de l’apparition de la manie.
Nous avons trouvé une association de la venlafaxine avec une manie/un trouble bipolaire ultérieur. Au Royaume-Uni, la venlafaxine est recommandée comme traitement de deuxième intention pour la dépression unipolaire.20 Il est donc possible que cette association soit confondue avec la résistance au traitement antidépresseur. En outre, l’analyse des dossiers cliniques de routine soulève la possibilité d’une confusion par indication, le choix de la pharmacothérapie employée par les cliniciens étant influencé par leur perception d’un effet bénéfique ou indésirable probable. Il est possible que d’autres facteurs associés à la manie aient pu influencer le choix du traitement antidépresseur, ce qui aurait biaisé nos résultats quant à l’association observée entre le traitement antidépresseur et la manie/le trouble bipolaire. Cela pourrait expliquer pourquoi nous n’avons pas obtenu d’association entre les TCA et la manie ultérieure dans notre étude, malgré des études antérieures suggérant cette possibilité.1 Une autre explication possible de l’absence d’association entre les TCA et la manie dans notre étude est leur utilisation pour d’autres indications cliniques telles que la douleur neuropathique (souvent à des doses plus faibles que celles utilisées pour traiter la dépression), ce qui aurait pu réduire leur association avec la manie.36
Dans notre étude, nous avons uniquement analysé l’association entre le traitement antidépresseur et la manie ou le trouble bipolaire ultérieurs. Les directives de traitement recommandent que les patients qui ne répondent pas à la monothérapie antidépressive peuvent bénéficier d’une augmentation avec un antipsychotique ou un stabilisateur d’humeur.20 Nous n’avons pas été en mesure d’obtenir des données fiables sur l’augmentation des antidépresseurs dans notre étude. Cependant, il est possible que l’augmentation avec de tels agents ait affecté toute association observée du traitement antidépresseur avec le développement de la manie/du trouble bipolaire, car il a été démontré que les antipsychotiques et les stabilisateurs d’humeur réduisent le risque de développer une manie37 et des études supplémentaires sont justifiées pour examiner l’association de l’augmentation des antidépresseurs sur le risque de manie.
Malgré ces limites, nous avons démontré une association entre le traitement antidépresseur et la manie/le trouble bipolaire ultérieur en utilisant un grand ensemble de données cliniques enregistrées de manière prospective et représentatives de la pratique clinique quotidienne dans les soins de santé mentale secondaires. Nos résultats sont donc généralisables aux personnes recevant un traitement antidépresseur standard pour la dépression et sont en accord avec les études précédentes tirées d’études observationnelles et interventionnelles. Bien que nos résultats ne démontrent pas de lien de causalité entre le traitement antidépresseur et le trouble bipolaire, l’association du traitement antidépresseur avec la manie chez les personnes traitées pour une dépression renforce l’importance de considérer les facteurs de risque de manie ou d’hypomanie chez les personnes qui présentent un épisode de dépression. Nos résultats soulignent également la nécessité de développer de meilleurs moyens de prédire le risque futur de manie chez les personnes sans antécédents de trouble bipolaire qui présentent un épisode de dépression.